12

 

II tira longuement sur le cigare et souffla la fumée en volutes bleues en direction du plafond. S'ils apprenaient qu'il s'était remis à fumer, ses médecins seraient horrifiés. Mais il s'en fichait. La vie était trop courte. Il fit tourner le cigare dans le cendrier en cristal taillé. Les arêtes coupantes étaient idéales pour faire tomber la cendre brûlante de la feuille de tabac roulée.

Il ouvrit le journal et fut submergé d'émotion en lisant les gros titres.

Retour de Blanche-Neige ; une quatrième victime Aucune piste dans le meurtre de l'esplanade du Bicentenaire

Ah, la beauté de tout cela, la joie exquise ! Voir ce nom de nouveau imprimé, savoir la peur qu'elle inspirait dans les cœurs de tous ceux qui le lisaient... Le retour de Blanche-Neige. Le petit se débrouillait bien, vraiment.

L'article décrivait à merveille le frisson de terreur qui parcourait la ville. La génération âgée ne parlait que de cela. Effrayés par les sous-entendus de leurs parents, les plus jeunes verrouillaient les portes et surveillaient leurs enfants de près. La ville bourdonnait de rumeurs et de chuchotements. Au bout de vingt ans d'absence, Blanche-Neige était bel et bien de retour. Nashville était livrée à la panique.

Et la cause de toute cette agitation, c'était lui. Comme autrefois.

Ses mains étaient déformées par l'arthrite, et il n'aurait plus jamais la force de manier un couteau contre la gorge d'une innocente, mais son protégé était tellement généreux, il partageait si bien les meilleurs moments de la mise à mort, qu'il n'avait presque plus besoin d'y assister. Evidemment, cela lui aurait manqué de ne plus les observer, les tenir, toucher leur chair tendre...

Les anciennes sensations naquirent dans son aine et chatouillèrent son ventre. Mais il était trop infirme, à présent, pour se donner du plaisir. Il se passa la langue sur les lèvres et actionna la sonnette.

La porte de son bureau s'ouvrit et un homme d'une trentaine d'années passa la tête dans la pièce.

— Vous avez s-sonné, père ?

Ses yeux bleu clair étaient toujours aussi humides, son menton aussi fuyant. Un jour, cet enfant le tuerait.

— Entre et cesse de zozoter ! rugit-il.

Son fils se fraya docilement un chemin à travers la pièce et vint se tenir au pied du fauteuil. Blanche-Neige contempla sa progéniture, le ventre noué. Le garçon était un monstre. Ses lèvres charnues, grosses comme un doigt, pendaient mollement comme des bouts de caoutchouc rose. Son menton partait de sa lèvre inférieure pour s'encastrer tout droit dans sa clavicule, sans qu'aucun décrochement n'indique la présence d'une mâchoire. Ses yeux bridés tombaient vers le bas et ses iris étaient mats. Il était aveugle depuis l'âge de trois ans ; il ne voyait pas l'épave que son père était devenu.

— Ouiiiii, père..., répondit-il calmement.

Cette prononciation sifflante remplaçait le zozotement ; il faisait de son mieux avec les contraintes de son handicap. Il se tenait bien droit, les épaules en arrière, prêt à accepter ce que son père avait à lui donner, fût-ce du mépris.

Blanche-Neige était à la fois écœuré et rempli de fierté. Il avait fallu des années de travail à l'enfant pour rectifier ce défaut de prononciation, même si le zozotement revenait en force dès qu'il parlait vite. Devant tant d'efforts, son agacement se dissipa. Puis il aperçut l'objet argenté dans la main de son fils, et son humeur s'assombrit de nouveau.

— Tu recommences à t'entraîner, à ce que je vois. Cette satanée flûte s'encastrait parfaitement sous sa lèvre difforme.

— Oui, père. J'aimerais me présenter cette année.

— Tu sais bien que c'est impossible. Contente-toi de jouer pour les oiseaux du jardin. L'orchestre symphonique ne recrute pas d'aveugles.

— Beethoven était sourd ! Ça ne l'a pas empêché de...

— Allons, allons, ne fais pas ta mauvaise tête. Prends ta flûte et file voir Marcia. Dis-lui que je suis prêt.

Il le renvoya d'un geste que le garçon ne pouvait voir, mais qu'il sentait. Son fils quitta la pièce et Blanche-Neige resta seul avec ses pensées.

 

Tu tueras pour moi
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